Par : Me Alain Barrette
Comment définir le critère de l’urgence dans le cadre d’une demande d’ordonnance de sauvegarde en matière d’injonction en vertu de 754.2 C.p.c. (ancien) ?
Le juge Gérard Dugré s’est fait rappeler à l’ordre par la Cour d’appel à ce sujet, dans l’affaire Tremblay c. Cast Steel Products (Canada) Ltd, 2015 QCCA 1952 (Jugement de première instance Cast Steel Products (Canada) Ltd. c. Tremblay, 2015 QCCS 3507). Dans ce dossier, Cast Steel demande l’émission d’une injonction interlocutoire pour forcer le respect d’une clause de non-sollicitation /non-concurrence contenue dans un contrat d’emploi. Elle ne requiert pas l’émission d’une ordonnance d’injonction provisoire. Par contre, voyant qu’elle ne sera pas entendue rapidement sur l’interlocutoire, elle requiert l’émission d’une ordonnance de sauvegarde pour obliger Tremblay, et son nouvel employeur V-Tech, à respecter les termes de son contrat
Le juge Dugré analyse la demande en distinguant l’ordonnance de sauvegarde de l’ordonnance d’injonction provisoire. Essentiellement ce sont les mêmes critères qui s’appliquent, à savoir l’urgence, l’apparence de droit, le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients. Cependant, le critère de l’urgence s’apprécie différemment en matière d’ordonnance de sauvegarde, selon l’honorable juge. Il réduit ce critère au maintien du statu quo pendant l’instance à l’égard de toutes les parties :
[35] Le tribunal est d’avis qu’il y a urgence de maintenir le statu quo à l’égard de toutes les parties jusqu’à l’audition de la demande d’injonction interlocutoire le 24 novembre prochain. Il reste à déterminer si les demanderesses remplissent les trois autres critères régissant l’émission d’ordonnances de sauvegarde, sur lesquels il importe maintenant de se pencher.
Son analyse s’arrête là quant à l’urgence et, procédant à l’analyse des trois autres critères, émet une ordonnance de sauvegarde obligeant Tremblay et V-Tech à ne pas contrevenir aux obligations résultant du contrat d’emploi.
La Cour d’appel casse la décision, étant d’avis que l’analyse du critère de l’urgence aurait dû être faite et ne l’a pas été. La Cour énonce :
[12] De la même façon, s’il est vrai que la nécessité de maintenir le statu quo ou de rétablir l’équilibre entre les parties durant l’instance peut être considéré par le juge saisi d’une demande d’ordonnance de sauvegarde dans certaines circonstances, ce ne doit pas être l’occasion de court-circuiter les exigences requises pour l’émission provisoire d’une injonction interlocutoire et d’éviter les conditions d’un tel octroi, tel que le signalait le juge Delisle dans la décision Aubut c. Québec (Ministère de la Santé et des Services sociaux):
[6] Le simple fait de signifier une procédure d’injonction n’entraîne pas le droit à des ordonnances de sauvegarde. Ce serait là court-circuiter les exigences requises pour l’émission provisoire d’une injonction interlocutoire et éviter les conditions d’un tel octroi.
[7] Il est encore moins question de présenter tout simplement un dossier incomplet pour enclencher le droit à une ordonnance de sauvegarde.
Selon la Cour, le critère de l’urgence doit être soupesé de la même façon en ce qui concerne l’ordonnance provisoire que celle dite de sauvegarde, étant donné que dans les deux cas, le dossier est à un stade préliminaire et incomplet et n’offre pas les garanties juridiques habituelles découlant d’une audition complète. De plus, la Cour (opinion du juge Vézina) semble d’avis que la durée de l’ordonnance de sauvegarde prononcée (environ 4 mois) excède la limite de 10 jours de l’ordonnance provisoire et par conséquent serait trop longue.
Le 14 décembre 2015, suite au prononcé du jugement de la Cour d’appel, un autre jugement est rendu par la Cour supérieure dans le même dossier au sujet de l’émission, encore une fois, d’une ordonnance de sauvegarde (Cast Steel Products (Canada) Ltd. c. Tremblay, 2015 QCCS 5927 – juge Chantal Corriveau). La juge ayant le bénéfice de l’enseignement de la Cour d’appel, procède à l’analyse du critère de l’urgence. Voici comment elle fait son analyse :
[34] Le critère d’urgence est rencontré si le Tribunal est d’avis qu’il faille protéger, durant l’instance, les droits des parties eu égard à une preuve qui demeure parcellaire.
[35] Dans le cas sous étude, étant donné que Tremblay demandent au Tribunal de déclarer que le contrat leur est inopposable et qu’ils refusent de consentir à l’émission d’une ordonnance de sauvegarde même restreinte en présence d’un contrat actuellement en vigueur et compte tenu de l’étendue des comportements de Tremblay observés dans le présent dossier et dont il est fait état, le Tribunal conclut que le critère d’urgence est rencontré.
[36] Il demeure actuellement urgent qu’une ordonnance, même limitée, soit prononcée afin de contraindre Tremblay à respecter les termes de son contrat de service durant sa durée. (Nous accentuons)
Or, que dit de plus la juge Corriveau que le juge Dugré concernant l’analyse du critère de l’urgence ? Rien à notre avis, ce qui met en lumière la difficulté d’analyser ce critère de façon totalement détaché des trois autres, notamment de celui de l’apparence de droit et du préjudice irréparable. Nous notons que la juge Corriveau mentionne, dans son analyse de l’urgence, l’existence d’un « contrat actuellement en vigueur », alors qu’elle reprend la même idée (par. 37) dans son analyse du droit apparent. Quant à « l’étendue des comportements de Tremblay », question analysée sous l’angle de l’urgence, elle est reprise sous l’analyse du préjudice irréparable (par. 41).
Il est à se demander si, en matière d’ordonnance de sauvegarde, le critère de l’urgence est un critère vraiment distinct de l’apparence de droit et du préjudice irréparable. Rien n’est moins sûr, d’autant plus que la Cour d’appel, quoique critique à l’endroit du juge Dugré, se garde bien de définir elle-même ce que contient spécifiquement ce critère et de quelle façon exactement l’analyse de ce critère aurait pu être faite pour conduire à un résultat différent de celui auquel le juge Dugré s’est rendu, de même incidemment et essentiellement par la juge Corriveau.
Le Nouveau Code de procédure civile ne reprend pas 754.2 C.p.c. Les ordonnances de sauvegarde, qui sont prévues à l’article 49 N.C.p.c. (ancien 46 C.p.c.), et à 158 N.C.p.c. qui se lit ainsi :
À tout moment de l’instance, le tribunal peut, à titre de mesures de gestion, prendre, d’office ou sur demande, l’une ou l’autre des décisions suivantes:
[…];
5° statuer sur les demandes particulières faites par les parties, modifier le protocole de l’instance ou autoriser ou ordonner les mesures provisionnelles ou de sauvegarde qu’il estime appropriées;
[…];
8° prononcer une ordonnance de sauvegarde dont la durée ne peut excéder six mois.
Reste à voir si l’analyse du critère de l’urgence, notamment en matière d’injonction, continuera de faire difficulté à l’avenir et s’il voudra dire autre chose que le maintien du statu quo pendant l’instance.
Sources : Tremblay c. Cast Steel Products (Canada) Ltd, 2015 QCCA 1952 et Cast Steel Products (Canada) Ltd. c. Tremblay, 2015 QCCS 3507